En ces temps où les journées sont bien prévisibles, Spoune se donne des allures d’illusionniste. Et sort une question de son chapeau : l’argent peut-il être magique ?
Marrez-vous, mais à défaut de vous faire le coup du lapin, cette question peut vous coincer au petit-déjeuner face à un enfant de 5 ans. Alors, imaginons la scène. Il est 7h50, vous craquez votre biscotte en écoutant Léa Salamé mettre son invité dans les cordes, lorsque soudain la question survient du réhausseur à côté de vous. Elle peut provenir de votre fille, nièce ou petite sœur. Peu importe, c’est la même :
« Dis, d'où vient cet argent ?
— De la banque
— Mais la banque, elle l’a comment ?
— Euh… d’autres banques
— Et les autres banques, elles l’ont comment ?
— (Concentration extrême, plisser les yeux très fort, se rappeler de son cours de SES en 2003 et...eurêka) De la banque centrale !
— (Aucun signe de faiblesse chez l’adversaire) : Et la banque centrale, elle l’a comment ?
— Finis ton chocolat, on va être en retard. »
Beaucoup de gens le savent : les enfants posent de vraies questions. De celles qui vous font tellement cogiter que vous pourriez tout à fait dépenser plus de 20 euros dans un livre de 1000 pages sur le capitalisme.
Nous, on a 6 minutes pour simplement vous expliquer ô combien cette question peut-être légitime, surtout en ce moment.
Ok Spoune, mais comment on s’en sort de cette histoire là ?
Parce qu’après son chocolat chaud, ma petite sœur, elle va me réattaquer dans le bus...
Premièrement, lui dire que c’est une excellente question. Depuis la pandémie, elle agite même le bocal des économistes qui se demandent bien comment on peut garantir des milliards — « quoi qu’il en coûte » — sans un petit tour de passe-passe. Parmi les gens qui savent, certains passent même aux aveux.
Ainsi, sur la très sérieuse France Culture, Nicolas Dufrêne — haut-fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau expliquait oklm :
« L'argent est magique par essence. L’argent est une institution sociale. Et c’est nous, les citoyens qui, comme des alchimistes, donnons le pouvoir à des pièces ou à des billets » 💸 💸💸
Et c’est déjà le moment de faire un peu d’histoire. Car de l’argent magique, on n’en parle pas simplement depuis qu’Emmanuel Macron a dit qu’il « n’y en avait pas, ma p’tite dame ».
Au XIXème siècle, le débat créait déjà quelques passes d’armes. Pour démonter la politique de fuite en avant dans la dette de la Deuxième République, Michel Chevalier, ancien député de l’Aveyron et professeur d’Économie au Collège de France, envoie :
« Ils se croient des alchimistes. Ils croient que par la dette, ils vont créer du pouvoir d’achat ».
Bref, un bon direct dans le museau de ceux qui croient qu’on peut se muer prestidigitateur, et en faire son beurre.
C’est marrant cette histoire d’alchimistes parce que si on se pose la question de l’argent magique, c’est aussi parce qu’il peut être fabriqué.
Alors pourquoi on ne frappe pas plein de pièces et qu’on n’imprime pas plein de billets qu’on donnerait à tout le monde ?
Après tout, la Banque Centrale Européenne peut créer de l’argent à partir de rien, ou « ex-nihilo » si vous voulez froncer les sourcils. Si vous voulez continuer à jouer les prix Nobel, dans le jargon, on appelle même ça « faire tourner la planche à billet » 🎰.
Mais si vous vous rappelez une deuxième fois de votre prof de SES, il vous a sûrement dit que ce n’était pas possible car ça crée de l’inflation. Autrement dit, un truc assez chaud qui dévalue la monnaie parce qu’il y en a beaucoup trop et qui vous obligerait à payer votre tradition bien cuite avec des brouettes de billets de 500 euros. D’ailleurs, deuxième détour historique, c’est même arrivé à nos chers voisins allemands. Pour reconstruire le pays après la Première Guerre mondiale, le gouvernement avait fait chauffer la planche. Résultat : et bah une brouette d’argent pour acheter trois bretzels.
L’avertissement du poète allemand
Bien avant la « Grande Guerre », le célèbre poète allemand Goethe décrivait déjà en 1832 les malheurs de la planche à billets au sein de son œuvre la plus importante : Faust. Dans la pièce, Méphistophélès — l’un des sept princes de l’enfer — conseille l’empereur qui manque d’argent d’utiliser le « papier-monnaie » pour satisfaire ses sujets qui pourront ensuite acheter de quoi les combler. Mais cette monnaie du diable est un leurre et plongera l’empereur dans le chaos.
👉 À savoir au passage que pour écrire Faust, Goethe s’est inspiré d’un certain Johann Georg Faust qui n’était autre qu’un… alchimiste ! Décidément.
Alors fabriquer de l’argent comme des petits pains n’est pas vraiment la solution ?
De toute façon, c’est interdit en Europe depuis une loi de 1973. Aujourd’hui, quand il s’agit d’injecter de l’argent dans l’économie « quoi qu’il en coûte », on appelle ça le « quantitative easing » soit l’assouplissement quantitatif. Mais bon, ce n’est pas véritablement différent : la Banque centrale crée de la monnaie ex-nihilo au profit de l’État. Il suffit de revoir une interview de Ben Bernanke, l’ancien président de la Fed (la Réserve fédérale des États-Unis, la banque centrale étasunienne quoi) en mars 2009 qui explique comment il a sauvé les banques de son pays en pleine crise financière en les inondant de liquidités.
Quand le journaliste lui demande d’où vient l’argent, Ben lui répond tranquille qu’il a
« juste utilisé l’ordinateur pour augmenter le montant des comptes pour prêter aux banques ». Magique.
Une décennie plus tard, c’est la BCE qui appuyait sur la touche « Entrée » pour débloquer 750 milliards d’euros et sauver l’économie du Covid.
Ah ouais solide. Mais ça fait un paquet d’oseille. Alors comment on fait pour rembourser tout ça, Spoune ?
C’est la question à 751 milliards. Quand Emmanuel Macron disait qu’il n’y avait pas vraiment d’argent magique à la dame du CHU de Rouen, il enchaînait avec un : « Si c’est n’est pas vous qui payez, ce seront vos enfants ». C’était en 2018, et pourtant, deux ans après, le président ouvrait les vannes pour renflouer le pays. Nos croyances évoluent en fonction des situations exceptionnelles. Mais aujourd’hui, certains vont même plus loin et répondent à la question par une autre :
et si on se demandait plutôt s’il faut rembourser tout court ?
Après tout, pourquoi ne pas souffler un bon coup, se cacher les yeux et faire tabula rasa. Pourquoi ne pas se dire que nos dirigeants pourraient appuyer sur une grosse touche « Cancel » en effaçant l’ardoise ? Vous vous marrez encore bande de freluquets goguenards ? Et bien croyez-le ou pas, ce n’est pas un débat d’illuminés, ça a même un nom repris sur les plateaux-TV : on appelle ça la dette perpétuelle. Et c’est encore mieux quand vous apprenez que des économistes l’envisagent et enjoignent la BCE d'annuler purement et simplement la dette des États.
C’est fou. Ça veut dire qu’on pourrait tout, tout oublier ? Que si la croissance revient, on annule tout ?
Maybe, baby.
Ce qui est certain, c’est qu’on n’aura jamais autant parlé de choses nouvelles en économie depuis que le coronavirus est venu faire voler notre bonne vieille doxa budgétaire.
Le petit être qui vous alpague à 8h du mat’ pour vous pousser des questions qui semblent insanes pourrait bien avoir mis le doigt dans un engrenage qui ressemble désormais à un film de Christopher Nolan.
Voici nos clés de lecture par ordre croissant de magie:
1. Quand il s’agit d’économie, prenez les questions simples au sérieux 🧐 Les enfants de 5 ans ont souvent de bonnes inspirations et pourraient vous aider à mieux comprendre certaines choses.
2. L’argent se fabrique, avec une planche ou un bouton d’ordinateur. Et si beaucoup ne croient pas à la magie, la création monétaire a déjà été utilisée dans le passé pour résoudre plein de trucs graves, genre les crises. Pavlina Tcherneva, une des principales figures de la théories monétaire moderne (MMT) le dit autrement : « Lorsqu’on a financé la Seconde Guerre mondiale, on s’est pas posé la question du financement, lorsqu’on a lancé le New Deal dans les années 1930, on ne s’est pas posé le problème du financement, on a défini ce dont avait besoin et on l’a financé. » Souvenez-vous en.
3. Nous sommes des alchimistes. Non pas en utilisant des billets de Monopoly mais en gardant en tête que l’argent existe uniquement parce que nous lui avons accordé de la valeur et de la confiance. L’origine de l’argent est un simple acte technique, un jeu d’écriture.
4. L’argent, comme la vie ou les lasagnes qui sont toujours meilleures le lendemain, possède aussi une part de magie. À condition qu’on l’utilise à bon escient. Plusieurs économistes proposent de « socialiser la monnaie » et donc d’en (re)faire un instrument au service du bien commun comme — au hasard — pour financer la transition écologique.
Conclusion
Oui, l’argent est le résultat d’un tour de magie : il n’existe que parce que nous y croyons. Cela s’appelle l’effet Fée Clochette. Est-il alors bon à jeter par les fenêtres (avec l’eau du bain) ? Pas si vite. Notre civilisation toute entière repose sur des choses qui n’existent que parce que nous y croyons : l’Amour, Dieu, le Bitcoin et l’État de droit pour ne citer qu’eux.
Alors n’oubliez pas de rêver, bande de petites fraîcheurs.