C’est peut-être la première question qu’une newsletter vraiment money-smart devrait se poser : d’un point de vue retour sur investissement, la lecture de Spoune est-elle vraiment intéressante ? Est-ce que ces 10 minutes qu’on vous prend toutes les deux semaines valent vraiment le coup ?
C’est une des grandes tragédies modernes : le temps est devenu de l’argent. De plein de manières différentes : il y a ces entreprises à qui on achète du temps, celles à qui on vend le nôtre…
Alors qu’on l’achète ou qu’on le vende, notre temps est bel et bien devenu un objet économique
Gros programme pour la Spoune du jour : on se lance dans notre sujet sans doute le plus ambitieux depuis nos débuts — comment le temps est devenu de l’argent.
Alors commençons par le commencement…
Le temps ou l'argent ?
Pendant bien longtemps, l’argent ne servait qu’à une chose : s’offrir du bon temps, aka le luxe de ne rien faire.
- Dès l’Antiquité, les Romains se consacrent aux tâches nobles de l’otium (on en avait parlé ici) pendant que les esclaves gèrent les basses affaires mercantiles du negotium.
- Au Moyen-Âge, les Seigneurs laissent les serfs cultiver leurs terres pendant qu’ils ripaillent dans leurs châteaux.
- Au XIXème siècle, les rentiers font le tour du monde pendant que les prolétaires vont à la mine ou à l’usine.
Bref, à ces époques, le monde se divisait en deux catégories : ceux qui avaient à la fois de l’argent et du temps et ceux qui n’avaient ni l’un ni l’autre.
Et de nos jours ? Pour la plupart des gens, les deux catégories ont un peu évolué…
- Soit on a du temps mais pas d’argent (on est étudiant, chômeur)
- Soit on a de l’argent mais pas de temps (on est start-upper, social media manager, chirurgien)
Mais comment en est-on arrivé là ?
La marchandisation du temps
Au bac de philo, on aurait dit : vous avez 4h. Mais comme votre temps est précieux (cqfd), on va faire de notre mieux en seulement… quelques minutes.
1 - Payer pour gagner du temps, aka la marchandisation du temps de travail
Payer pour gagner du temps, c’est un peu la base de nos civilisations, comme l’explique Michael Pollan dans Cooked : c’est parce que certains individus ont pris en charge la préparation des repas que d’autres ont pu se spécialiser dans la métallurgie, les sciences ou la poésie…
Grâce à la spécialisation, puis à l’apparition de la monnaie, on peut échanger l’argent contre :
- Des services réalisés par des tiers (cuisiniers, maçons, cireurs de pompes) ;
- Des outils qui nous rendent plus productifs (thermomix, ordinateur, aspirateur) ;
- Des machines pour nous déplacer plus vite (voiture, avion).
L’argent devient alors une sorte de réserve de temps disponible: plus on paie, plus on gagne de temps. Et ces dernières années, c’est allé encore plus loin. Quand on voit les pubs dans le métro, apparemment, la vie moderne est devenue trop courte pour :
- Payer l’addition (Sunday)
- Attendre le taxi (Uber)
- Commander un livre chez le libraire (Amazon)
- Faire les courses soi-même (Cajoo, Flink, Getir…)
Mais il y a quand même un truc qui cloche. Comme le constate le super livre de productivité La 25e heure :
“Jamais l’humanité n’a disposé d’outils de productivité aussi puissants et pourtant, jamais elle n'a été aussi débordée".
Comment ça se fait ? Ça, c’est parce que notre temps de loisirs est lui aussi devenu, comme notre temps de travail, une monnaie d’échange.
2 - Payer pour passer le temps, aka la marchandisation du temps de loisirs
Payer pour passer le temps, ça existe depuis les Jeux de Rome. Mais la compétition pour le temps de loisirs des gens n’a jamais été aussi féroce. Zuckerberg l’a encore dit tout récemment, sans oublier Reed Hastings pour qui “le plus grand concurrent de Netflix, c’est le sommeil” — cette compétition, l’économiste Herbert Simon l'appelait en 1971 “économie de l’attention”. Et sa matière première, c’est notre temps —qu’on fait passer de deux manières :
- Devant des biens culturels payants (Netflix, OCS, Amazon Prime, Disney +...) qui se multiplient aussi bien en quantité qu’en qualité : “il y a toujours plus de films et de séries cool à regarder”.
- Devant des contenus gratuits (Facebook, Insta, Tik Tok), qui convertissent notre temps passé en monnaie d’échange grâce à la data publicitaire (aka “si c’est gratuit, c’est vous le produit”).
Le temps B.A
Sur des plateformes comme Goodeed, le temps est officiellement une monnaie d’échange puisqu’on peut y financer des projets humanitaires en regardant de la publicité.
On a donc d’un côté l’économie de la “friction” (dont le but est de nous faire gagner du temps) et de l’autre l’économie de l’attention (dont le but est de nous faire dépenser notre temps).
La folie du truc ?
C’est qu’on paye les premiers pour économiser un temps qu’on dépense auprès des seconds…
Et s’il nous reste du temps ? On cède à la dernière tentation de la marchandisation du temps : la monétisation de nos heures perdues.
3 - Vendre son temps, aka la marchandisation du temps perdu
Avant, on avait un métier, un salaire, un lieu de travail. Éventuellement, quelques heures supplémentaires — mais celles-ci étaient limitées. Avec la digitalisation, les heures supplémentaires sont devenues disponibles à l’infini. Et on peut transformer n’importe quelle fraction de notre temps de repos en une heure rémunérée
Ça, c’est une tentation à laquelle il peut être très très difficile de résister… car notre cerveau est complètement addict à la récompense (voir cette Spoune).
Dans Hooked, Nir Eyal donne la recette secrète de l’addiction :
Addiction = certitude d’une récompense x incertitude sur son montant
Cette logique, c’est celle du joueur de casino qui joue “une partie de plus pour se refaire”. Mais c’est aussi celle :
- Des réseaux sociaux sur lesquels on scrolle toujours “une photo plus bas” en espérant tomber sur un contenu vraiment intéressant ;
- Des chauffeurs Uber ou livreurs Deliveroo qui font “juste une dernière commande” en espérant dégoter une grosse course ;
- Des boursicoteurs qui attendent des heures sur les apps de trading une plus-value life-changing (mais seuls 1% y arrivent).
- Des crowdworkers du digital labor : sur Foule Factory, Upwork ou Amazon Mechanical Turk, ces travailleurs indépendants sont payés pour réaliser des micro-tâches.
- Exemple : enregistrer pour 20 centimes votre voix pour un logiciel de montage, ou rajouter votre morceau pref’ dans la playlist « Good mood » de Spotify.
Le piège de cette logique ? C’est qu’à chaque fois, notre jugement est biaisé par trois facteurs :
- Une survalorisation du bénéfice espéré par rapport au bénéfice réel : “il y a une chance que ça me rapporte beaucoup”.
- Une sous-valorisation du coût (le temps passé) : “de toute façon je n’ai rien de mieux à faire”.
- La facilité d’accès : “et en plus je peux bosser depuis chez moi, sans me lever de mon siège”.
Alors, comme le dit cet excellent article de Vox, gagner de l’argent est devenu un hobby— c’est-à-dire une activité qu’on est prêt à faire même si elle n’est pas (ou très peu) rémunérée (on en avait parlé là)… Et on se retrouve donc à brader notre temps libre.
Ce qui nous amène à LA question essentielle : quelle valeur donner à notre temps ?
La vraie question : que veut-on fait de son temps ?
Dire non à l’argent ? C’est hyper dur. À part Emmanuel Faber, on ne connaît pas beaucoup de monde capable de dire non à 20 millions. Alors voici quelques conseils pour ne plus courir après le temps et lui redonner sa vraie valeur.
- Revaloriser les gratifications symboliques, et faire des choses gratuitement (pro bono, engagement associatif…).
- S’éloigner des applications qui le marchandent. En commençant par couper les notifications, comme le conseille Tristan Harris dans l’excellent documentaire Derrière nos écrans de fumée.
- Sortir de l’obsession du low-cost ou de la bonne affaire. On perd parfois énormément de temps pour faire des toutes petites économies (exemple : prendre l’avion à Beauvais). Alors qu’on se simplifie souvent la vie en mettant le juste prix.
- Accepter de perdre son temps : c’est pendant leurs heures perdues que Newton est allé sous son pommier et Archimède dans son bain.
- La valeur de l’argent fluctue, alors que la valeur du temps est constante. Il est aussi précieux dans le passé et le présent qu’il ne le sera dans le futur.
- Se rappeler que l’argent perdu se regagne. Alors que “le temps perdu ne se rattrape guère”.
Pour revenir à notre question initiale : on ne sait pas si vous rangez la lecture de Spoune dans “vos heures perdues”. Si oui, et pourquoi pas ? De toute façon, chercher à devenir money-smart n’a aucun sens si vous n’arrivez pas à être time-smart en même temps.